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Comment (et pourquoi) nous avons calculé les sommes qu’Haïti a versées à la France

En juin dernier, alors que nous étions déjà bien engagés dans notre enquête sur les paiements d’Haïti à ses anciens esclavagistes français, nos pistes de travail semblaient emprunter mille directions.

En 1825, Haïti avait été forcé de payer des millions de francs à la France en échange de la reconnaissance de son indépendance. Ces paiements, ainsi que l’emprunt contracté pour les honorer, ont communément été appelés la “double dette”. Haïti est la seule nation où les descendants d’esclaves ont payé des réparations aux héritiers de leurs anciens maîtres — et ce pendant des générations.

Nous cherchions à chiffrer la somme totale des paiements et comprendre leur impact sur le développement d’Haïti à long terme. Mais nous n’avions trouvé que des chiffres épars, dispersés dans des livres et des articles universitaires. Les sommes payées chaque année et le poids du prêt dans la dette totale étaient restés flous, tandis que les historiens débattaient depuis longtemps de la date exacte de la fin des versements à la France.

Un matin, je reçois donc un texto de mon collègue Matt Apuzzo : “Tu ne penses pas que toi et moi, on devrait faire le point et dresser une chronologie qui retrace l’encours de la dette et des prêts le plus clairement possible?”

“Bien sûr”, ai-je répondu, ajoutant que j’allais créer un tableur.

J’étais loin de me douter dans quoi nous nous engagions.

Les données que nous avons présentées dans un article graphique et partagées publiquement étaient éparpillées de tous les côtés : dans des ouvrages et brochures du 19ème siècle ; dans des télégrammes diplomatiques et des rapports gouvernementaux ; dans des archives publiques et des coupures de presse centenaires. Certains travaux universitaires nous avaient mis sur la piste de documents enfouis dans des archives ou des collections numérisées. L’historien français Hubert Bonin nous avait aiguillé vers les Archives du monde du travail à Roubaix, dans le nord de la France, pour mieux explorer la dette extérieure d’Haïti.

Retrouver chacune de ces données relevait d’une chasse au trésor.

Pour traquer les paiements de la double dette, je me suis appuyé sur une vingtaine de sources indépendantes en France, en Haïti et aux États-Unis. Trois d’entre elles se sont avérées cruciales : les ouvrages de Frédéric Marcelin, un ministre des finances haïtien à la fin du 19e siècle devenu fervent opposant à la mainmise française sur les finances haïtienne ; des lettres de diplomates français fulminant contre les retards de paiement d’Haïti ; et une multitude de rapports financiers conservés aux archives parisiennes de la Caisse des Dépôts et Consignations, la banque publique française par laquelle transitaient les paiements.

Compléter le tableur est devenu une sorte de quête. À l’été, Matt et moi avons demandé à consulter des documents entreposées aux archives de Roubaix, puis nous sommes rendus sur place sans savoir ce que nous y trouverions. Nous avons patienté dans une salle de lecture vide, nous attendant à ne voir arriver qu’ une enveloppe. Quelle ne fut pas notre surprise quand l’archiviste nous annonça qu’il avait 10 boîtes à notre disposition.

Après des mois de travail, nous avions construit un minutieux tableur et avions une bonne représentation de la dette extérieure haïtienne de 1825 à 1957. Plus important encore, nous avions un chiffre précis pour la double dette : 112 millions de francs, soit environ 560 millions de dollars aujourd’hui.

Le 9 septembre, Selam Gebrekidan, une collègue qui a travaillé sur cette enquête, Matt et moi-même nous sommes rendus dans le sud-est de Londres chez Victor Bulmer-Thomas, un historien britannique spécialiste des économies caribéennes. Nous voulions lui montrer notre tableur. En ouvrant mon ordinateur portable dans sa salle à manger, j’étais inquiet. Et s’il qualifiait notre travail de simples approximations?

À notre grand soulagement, il le valida avec enthousiasme.

J’ai passé les semaines suivantes à organiser des réunions virtuelles avec des universitaires spécialistes de la dette haïtienne. Je leur montrais le tableur et revenais avec eux, cellule par cellule, sur les chiffres et leur sources, tout en les écoutant replacer ces nombres dans le contexte historique. Au total, six universitaires ont approuvé notre tableur, dont l’historienne haïtienne Gusti-Klara Gaillard et l’économiste haïtien Guy Pierre.

Mais notre travail était loin d’être terminé. Il s’agissait désormais de comprendre comment le paiement de 112 millions de francs pendant des décennies avait impacté Haïti et quelles pertes à long terme cela représentait pour son développement économique. Une approche possible consistait à déterminer à combien ces sommes se monteraient aujourd’hui si elles étaient restées en Haïti.

Certains économistes avaient tenté de faire cela dans une étude publiée en août, en utilisant une estimation large de la dette haïtiennne. Je me suis donc inspiré de leur méthodologie et ai supposé que si cet argent était resté dans l’économie haïtienne, il aurait, a minima, connu un taux de rendement égal à la croissance réelle du PIB d’Haïti entre 1825 et aujourd’hui.

À partir d’estimations du PIB d’Haïti au 19ème siècle — fournies par Simon Henochsberg, un banquier français dont le mémoire de master portait sur la dette publique haïtienne — j’ai calculé les taux de croissance annuels moyens, les ai appliqués aux paiements annuels d’Haïti et ai trouvé que, sans la double dette, Haïti se serait peut-être enrichi de 21 milliards de dollars sur deux siècles.

Pendant plusieurs semaines, j’ai longuement échangé par email et lors de réunions en ligne avec des économistes comme Ugo Panizza et Rui Esteves, de l’Institut de hautes études internationales et du développement, pour vérifier ma méthodologie — et voir mes diverses erreurs de formules corrigées avec bienveillance. Matt et moi sommes également allés présenter nos résultats à l’École d’économie de Paris, où des chercheurs nous ont assaillis de questions.

Nous avons partagé nos analyses avec 15 économistes et historiens économiques. À l’exception d’un seul, tous ont validé notre estimation de 21 milliards de dollars. Certains ont considéré qu’elle se trouvait dans une fourchette acceptable; d’autres l’ont même jugée conservatrice, indiquant que les pertes à long terme pourraient être plus élevées.

En effet, si cet argent était resté en Haïti, il aurait pu être investi dans des ponts, des écoles et des hôpitaux — autant d’investissements qui portent leurs fruits à long terme et stimulent la croissance d’un pays. Et si Haïti, libéré du fardeau de la dette, avait connu la même croissance que ses voisins d’Amérique latine, un scénario raisonnable selon plusieurs économistes ? Dans ce cas, la perte à terme pour Haïti s’élèverait à 115 milliards de dollars.

Nous avions désormais notre fourchette d’estimation du coût à long terme de la double dette : entre 21 et 115 milliards de dollars, soit environ 1,5 à 8 fois le PIB d’Haïti en 2020.

The Times a publié une méthodologie et liste de ses sources ici, ainsi que l’ensemble des données sur la dette sur GitHub.

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